Article paru dans La Lettre du Musicien (N° 459 – Février 2015)
Cours individuel et pratiques collectives. Comme le montre Nicolas Stroesser, directeur de conservatoire, un aller-retour permanent entre ces deux types d’apprentissage peut permettre aux conservatoires de sauver la mise.
Historiquement, on le sait, ce modèle est né sous la Convention avec la création du Conservatoire de Paris, dont le projet tient en ces quelques phrases extraites du décret du 16 thermidor an III (3 août 1795) : « […] le Conservatoire est employé à célébrer les fêtes nationales » et est « […] d’une part, fournisseur de voix pour la scène et de musiciens pour la fosse de l’Opéra, d’autre part, pourvoyeur des musiques de l’armée. » Le rôle du Conservatoire était donc avant tout de former des instrumentistes aptes à satisfaire les exigences des orchestres de la musique militaire et de l’opéra. Son organisation pédagogique est alors en parfaite adéquation avec la commande politique. Elle se traduit par la mise en place de cours d’instruments conçus dans un rapport de maître à élève où l’accent porte sur la maîtrise technique de l’instrument. Parallèlement à ces cours individuels, les élèves sont formés à la lecture des partitions dans le cadre de cours collectifs de solfège. Cette formation de type professionnel induit un système sélectif, basé sur des examens réguliers, qui cautionne la visée élitiste du Conservatoire.
L’image persistante d’un modèle hérité du 19e siècle
A lire et entendre les critiques récurrentes dont les conservatoires sont aujourd’hui l’objet, il semblerait que ce modèle datant de plus de deux cents ans soit encore majoritairement à l’œuvre dans les milliers d’écoles de musique que compte aujourd’hui notre pays.
La commande politique actuelle des élus n’a pourtant plus rien de commun avec celle de 1795. Cela fait plus de trente ans que ces derniers, en phase avec les nombreuses préconisations d’un ministère de la Culture alors encore vaillant, enjoignent aux équipes pédagogiques d’enfin mieux prendre en compte la pratique en amateur, de s’ouvrir à d’autres esthétiques (jazz, musiques actuelles, musiques anciennes…), de diversifier les parcours proposés aux élèves et, surtout, de participer activement à la démocratisation de l’accès aux pratiques artistiques.
Or, force est de constater que l’image qu’ont les élus et le grand public de ces établissements reste principalement celle du modèle hérité de la fin du 19e siècle dans ce qu’il a de plus rigide. Cette perception négative prend d’autant plus de relief que ces mêmes élus portent, en revanche, un regard très positif sur leurs médiathèques qu’ils défendent avec fierté et dont ils disent qu’elles ont su s’adapter aux évolutions de la société, prendre le virage du numérique et s’inscrire comme un établissement culturel à part entière sur les territoires.
Un réseau d’établissements unique en Europe
La France possède un réseau d’écoles de musique, de danse et de théâtre particulièrement développé. Outre les 441 conservatoires “classés” – c’est-à-dire faisant l’objet d’une reconnaissance de la part du ministère de la Culture, au regard principalement de la qualification de leur corps enseignant et de l’offre pédagogique proposée – lesquels concernent 300 000 élèves environ, on compte près de 3 500 structures municipales et associatives accueillant 1 500 000 élèves environ.
Unique en son genre en Europe, ce réseau est le fruit d’une politique culturelle volontariste conduite par l’Etat à partir des années 1970 grâce à l’action de Marcel Landowski, auteur du plan décennal de développement des établissements qui porte son nom et qui fut mis en œuvre en 1967, et de Maurice Fleuret, directeur de la Musique au début des années 1980. Tous deux militeront avec force pour remettre en cause le fameux modèle pyramidal du Conservatoire de Paris.
Bien entendu, ce réseau d’établissements n’aurait pu se développer sans le soutien des collectivités locales qui financent aujourd’hui la quasi-totalité des budgets de fonctionnement. L’Etat a annoncé qu’il mettra fin, en 2015, à la contribution qu’il apportait à certain d’entre eux (les conservatoires à rayonnement régional et ceux à rayonnement départemental) et la tendance est à la baisse également du côté des régions et des départements qui assistent à la progression de leurs charges tout en voyant se réduire les dotations que l’Etat leur octroie. C’est donc aux communes et à leurs regroupements que revient la charge financière de structures dont 90 % du budget de fonctionnement sont consacrés à la masse salariale des personnels.
Constatant l’écart persistant entre ce qu’est effectivement leur conservatoire et ce qu’il serait souhaitable qu’il soit, ces collectivités ne manquent pas de s’interroger sur la légitimité d’une telle dépense, surtout lorsqu’elle est mise en regard du nombre d’élèves concernés directement et de leur origine sociale.
L’injonction d’évoluer
S’il est vrai que les incessantes injonctions d’évolution qui leur sont faites depuis plus de trente ans témoignent “en creux” de la modestie des avancées, on doit à la vérité de dire que beaucoup de ces structures ont cherché et parfois même réussi à refonder le modèle. Pour autant, ces évolutions qui résultent des demandes nouvelles de la part des tutelles et des usagers, ainsi que d’une prise de conscience des équipes pédagogiques, ne semblent être perçues qu’à la marge.
La tendance est à considérer que les conservatoires tergiversent et ne semblent pas être en capacité de mettre en œuvre les réformes tant attendues. Cette situation, plus ou moins bien tolérée jusqu’alors, ne l’est plus, c’est un fait acquis. En conséquence, la question est de savoir si les conservatoires, notamment pour ce qui concerne l’enseignement de la musique, pourront ou non faire face à toutes ces évolutions de façon structurelle. En d’autres termes, les écoles de musique sont-elles en crise pour des raisons externes au modèle ou bien est-ce le modèle qui les fonde qui est lui-même en crise ?
Nos établissements, qu’ils soient publics ou associatifs, sont censés poursuivre des missions de service public au nom de l’intérêt général. En effet, pour qu’existe un service public, il faut aussi que s’exprime une demande sociale. C’est cette demande (ou attente) du public qui permettra de définir ce qu’est l’intérêt général.
Deux conceptions de l’intérêt général
Jusqu’à une époque récente, et pour le dire de manière très schématique, les écoles de musique visaient avant tout à satisfaire une demande émanant pour l’essentiel de parents de milieux socioculturels favorisés en quête d’un supplément d’âme pour leurs chères petites têtes blondes. Un autre cas de figure, plus marginal, concernait des familles d’origine modeste pour lesquelles la constitution d’un capital culturel pouvait s’inscrire dans une logique d’ascension sociale.
Cette demande sociale traduit parfaitement une conception de l’intérêt général qui pourrait être qualifiée d’utilitariste, en ce sens que l’intérêt commun recherché n’est alors que la somme d’intérêts particuliers. De ce point de vue, il est à noter que le modèle historique répond parfaitement à cette demande, étant lui-même basé sur la satisfaction de besoins particuliers identifiés et utilisant la méthode du préceptorat pour l’apprentissage instrumental qu’il a pour mission de mettre en œuvre.
Mais désormais, c’est d’une tout autre conception de l’intérêt général dont il est question. On peut la qualifier de volontariste en ce sens qu’elle exige le dépassement des intérêts particuliers et que c’est précisément à ce titre qu’elle est l’expression de la volonté générale.
Ce clivage est aussi vieux que la démocratie, avec, d’un côté, une démocratie de l’individu qui tend à réduire l’espace public à l’organisation de la coexistence entre les intérêts particuliers, et, de l’autre, une démocratie qui fait appel à la capacité des individus à dépasser leurs propres intérêts, pour faire société ensemble. Pour le coup, le modèle historique présente, et de façon intrinsèque cette fois, de nombreux handicaps qui ont été évoqués ci-dessus.
Faire coexister cours individuel et pratique d’ensemble
Si les écoles de musique éprouvent tant de difficultés à inscrire leur projet d’établissement dans cette conception de l’intérêt général, c’est que le logiciel pédagogique qui les équipe “par défaut” est basé de façon quasi exclusive sur le primat du cours individuel. En ce sens, il est fondé de dire que le modèle n’a pas fondamentalement évolué depuis deux cents ans. Quand un élève se tourne vers un conservatoire, c’est d’abord, et de façon très majoritaire, pour s’inscrire dans un cours d’instrument.
Or, pour répondre à cette nouvelle demande, il faut que les écoles développent un autre logiciel pédagogique, et cela quand bien même ce qui est présenté comme une attente des publics peut se révéler être parfois beaucoup plus l’expression d’un besoin des élus eux-mêmes.
Les éléments du code de ce logiciel existent. Ils sont même tout aussi vieux que ceux du précédent et remontent à cette époque – le milieu du 19e siècle – où la musique se pratiquait aussi d’une autre façon, plus populaire, au sein des harmonies ou orphéons composés de ceux que l’on dénommait alors “les soufflants et frappeurs de peaux”.
Ces deux visions de l’apprentissage et de la pratique musicale coexistent tant bien que mal depuis plus de deux cents ans et les relations entre ces deux modèles sont souvent basées sur le mode du “je t’aime, moi non plus”. En revisiter l’histoire aujourd’hui permet de montrer que ceux-ci ont pourtant tous les deux fait la preuve de leur intérêt respectif. En faire la synthèse peut permettre de réinterroger les modes d’apprentissage développés dans les écoles de musique, non plus sous la menace de la contrainte économique, mais en prenant en compte l’intérêt artistique et social de ces deux alternatives à l’enseignement et à la pratique instrumentale.
En effet, dans cette acception nouvelle de l’intérêt général, il est grand temps d’abandonner nos cadres de références qui consistent à croire que les objectifs poursuivis – qu’ils soient artistiques, sociaux ou éducatifs – sont exclusifs les uns des autres, voire en opposition. C’est au contraire par un aller-retour permanent entre pratiques artistiques et prise en compte des réalités sociales et éducatives que les conservatoires pourront sortir de l’ornière dans laquelle bon nombre d’entre eux semblent s’être enlisés toutes ces dernières années.
En conclusion
Le challenge est de taille, mais on sait aussi que beaucoup d’écoles n’ont pas attendu, enclenchant depuis plusieurs années déjà cette dynamique d’apprentissage collectif de la musique et développant ici des chœurs d’enfants, là des formules d’orchestres à l’école, sans oublier le développement des interventions en milieu scolaire. Ainsi les exemples ne manquent pas et si le “quoi faire ?” pour sortir de l’impasse semble relativement bien partagé désormais, le “comment faire ?” se heurte trop souvent encore au “qui pour le faire ?”.
Tout comme pour la mise en œuvre de la loi sur la refondation de l’école de la République, il appartient maintenant aux équipes pédagogiques de faire preuve d’adaptabilité et d’ingéniosité, et de montrer que si le modèle est bien en crise, des alternatives existent de nature à permettre d’éviter la disparition pure et simple d’un certain nombre d’établissements dans les années à venir du fait d’une autre crise, durable elle aussi, la crise financière qui étreint aujourd’hui les collectivités locales.